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Un entretien avec Ann Bessemans, créatrice et chercheuse auprès de PXL MAD

Trois quarts des possesseurs belges de smartphone utilisent les célèbres émoticônes emojicet univers de petits visages souriants, de dessins de parts de gâteau, etc. L’Oxford English Dictionary a même fait d’emoji le mot de l’année. Les plus curieux d’entre vous seront peut-être ravis d’apprendre que le petit visage qui pleure de rire est, selon l’Oxford University, l’émoticône la plus populaire au monde. Toujours selon la même université, les emoji seraient la langue qui affiche la croissance la plus rapide au monde. Par ailleurs, les tweets illustrés à l’aide de ces dessins sympas sont plus souvent interprétés de la même manière par différentes personnes qu’un texte écrit. Cette tendance étonnante met en évidence un besoin urgent d’expressions dans la langue écrite. Car l’absence de langage corporel et d’intonation de la voie peut déboucher sur des malentendus. C’est précisément cette réflexion qui passionne énormément Ann Bessemans, créatrice et chercheuse à la Haute-école PXL-MAD/Université de Hasselt. Pour le moment, elle développe avec son groupe de recherche READSEARCH des lettres capables de transmettre des émotions ou, en langage académique, la prosodie visuelle.

Une fourmi animée d’une mission

Ann Bessemans n’entend pas se contenter de recherches sur les lettres et leur lisibilité. Son ambition va bien plus loin… « L’alphabet est la découverte la plus ingénieuse de notre civilisation », explique-t-elle. « C’est un instrument sociétal et le fondement de notre réseau social. Dans le même temps, il représente la plus grande tragédie pour ceux qui ont des difficultés avec les lettres. La maîtrise de la langue et la faculté de lire correctement améliorent en effet les perspectives de tout un chacun. Forts de notre recherche chez READSEARCH, nous voulons aider ces personnes. »

Police pour malvoyants

La chercheuse n’en est pas à son coup d’essai. Elle a ainsi créé Matilda, une police plus facilement lisible pour les aveugles et les malvoyants. Cette création lui a valu l’année dernière une place dans le top cinq des talents scientifiques dans la revue professionnelle New Scientist. Grâce à l’un de ses projets, elle est même reprise dans le Guinness World Records Book. En l’honneur de la Journée mondiale des Femmes, elle a en effet créé pour BPost un timbre-poste avec un texte clairement lisible de 606 mots. Par ailleurs, elle recherche comment des polices peuvent aider les dyslexiques à lire. Pour l’instant, READSEARCH effectue une recherche qui fait couler beaucoup d’encre sur les méthodes visant à ajouter une expression aux lettres. Elle mène à bien cette recherche grâce aux subsides de Microsoft ClearType Advanced Reading Technologies USA, qui y a injecté 50 000 dollars.Optimized-DSC_7232 (1)

Lecture expressive pour les enfants

La recherche de READSEARCH bénéficiant d’un budget de Microsoft se concentre surtout sur les enfants qui apprennent la lecture. « Aujourd’hui, les enfants sont principalement évalués via les tests de l’AVI (analyse des formations d’individualisation) qui portent sur la capacité de lire vite et sans faute. Ce faisant, peu d’attention est portée à la lecture expressive et c’est précisément là que le bât blesse », explique Ann. « Les enseignants remarquent que ces niveaux AVI exacerbent la compétition entre les parents. Dans le même temps, les enseignants constatent que dans l’enseignement fondamental que les élèves éprouvent souvent des difficultés à lire à haute voix. »

L’objectif n’est pas tellement de faire de votre enfant le meilleur élève de l’école en expression orale. « Un élément nettement plus important relève de l’inconscient », constate Ann. « Quand vous lisez, vous commencez par une lecture silencieuse dans votre tête. Plus elle est expressive, mieux vous appréhendez le texte et plus longtemps vous en retiendrez le contenu. Par ailleurs, les jeunes enfants lisent nettement moins que par le passé dans notre monde numérique. Notre recherche vise donc à rendre la lecture plus passionnante pour les enfants en ajoutant la dimension de l’expression. Un avantage supplémentaire est le fait qu’ils retiennent ainsi mieux les connaissances. »

Lettres de laboratoire

Forte de ses travaux de pionnier, Ann Bessemans brise les murs entre les différentes disciplines. Il n’est pourtant pas si lointain le temps où créateurs et scientifiques étaient séparés par un gouffre insondable… « Les articles scientifiques constituent ma plus grande source d’inspiration et aussi le point de départ de mes réflexions. En fait, nous apportons des solutions créatives à des problèmes scientifiques », constate-t-elle. « Pour autant que je sache, il n’y a pas d’autres recherches sur la prosodie visuelle. S’il est vrai que quelques recherches concernent les polices, elles n’en restent pas moins réalisées avec ce que j’appelle des « polices de labo » qui doivent strictement satisfaire à certaines propriétés de forme et ne sont donc appelées qu’à une utilisation très confidentielle dans notre vie quotidienne. Les résultats de recherche sont par conséquent très peu fiables, car le matériel de test est de mauvaise qualité ou totalement inconnu. »

Ann ajoute en souriant : « En fait, tout cela est absurde : cela fait des siècles que les typographes créent des lettres, mais ne s’inquiètent pas de la manière dont elles sont lues. Les scientifiques examinent comment nous lisons, mais ne se penchent pas sur la création des lettres. Aujourd’hui, nous constatons fort heureusement que les deux groupes combinent leurs forces. Nous partons d’un point de vue 100% scientifique et mesurons l’effet de la lisibilité. Il convient avant tout de rester proche de notre public cible et de s’intéresser non seulement aux mesures, mais aussi à la création. Si l’on n’apprécie pas de lire certaines lettres, cela n’a aucun intérêt. »

Recherche de fonds

Optimized-DSC_7424La fusion des créateurs et des chercheurs équipes interdisciplinaires est ne préoccupation de Microsoft depuis de longues années. C’est la raison pour laquelle l’approche d’Ann Bessmans a immédiatement attiré l’attention de Microsoft. Grand bien lui en a fait, puisque sans ce coup de pouce, il n’y aurait peut-être pas de Matilda ni de recherche sur la prosodie visuelle. « A défaut, l’on aurait dû attendre beaucoup plus longtemps », confirme Ann. « C’est symptomatique, la typographie souffre souvent d’être reléguée à l’arrière-plan dès lors que l’on se penche sur la question du financement. Car, plus la police a de qualités, moins l’on s’appesantit sur le fait de lire. »

« En Flandre, il reste encore très difficile de collecter de l’argent pour ma recherche. J’ai ainsi entendu que la création exigeait trop de temps, qu’il y avait déjà suffisamment de polices ou que les toutes les polices se ressemblent. Il arrive souvent que ma recherche soit taxée de « trop créative » pour les salons scientifiques et de « trop scientifique » pour des salons créatifs. Nous trouvons toutefois que les deux aspects sont équivalents. Le salon de Microsoft a donc fait une énorme différence. Je mène aujourd’hui une vie plus remplie et plus passionnée », lance-t-elle en riant.

« Petit à petit, je perçois un changement dans le monde typographique. Je suis désormais parfois invitée à des conférences, ateliers et congrès. J’ai d’ailleurs une autre anecdote qui l’illustre parfaitement : Kevin Larson, l’un des chercheurs du groupe de recherche Advanced Reading Technologie chez Microsoft, a donné pour la première fois une conférence sur la manière dont nous lisons dans le cadre d’un congrès académique. Il y a quelques années, il aurait encore été hué dans ce type d’événement parce qu’il paralysait la liberté créative, mais, entre-temps, il est devenu un invité très prisé. Les créateurs sont clairement plus que jamais intéressés par la manière dont le public réagit à leurs lettres. »

Elle ne peut pas encore en divulguer plus sur les résultats de sa recherche, qui demeurent secrets. Nous en saurons davantage dans le courant de l’année.

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